Une première version de cet article a été publiée sur notre site en avril-mai-juin 2020.

La nouvelle publication ci-dessous, complétée et actualisée, a été publiée dans la revue L’Hippocampe n° 264 de la Lifras en juin 2022.

Pourrais-je mettre du sel ou de l’eau de mer dans le bocal de mon poisson rouge ?
Pour le lecteur très pressé qui souhaite une réponse claire et précise dans la seconde même où la question a été posée, la réponse est NON.
Il n’est pas question de faire nager un poisson rouge dans de l’eau de mer, cela le tuerait !

Pour une réponse plus étayée, il faut d’abord en revenir au numéro 261 de notre Hippocampe de septembre 2021 dans lequel je répondais aux questions « Un poisson peut-il avoir soif ? et « Doit-il boire comme nous ? ».
La réponse était très différente selon qu’il s’agissait de poissons de mer ou de poissons d’eau douce. Un petit rappel s’impose.

 

Les poissons d’eau douce

La salinité de leurs corps est supérieure à celle de l’eau douce.
Par osmose, l’eau pénètre dans leurs corps et entraîne une diminution relative de leur salinité.

 

Ils boivent très peu et, pour évacuer l’eau en excès dans leurs corps, ils urinent en grande quantité une urine très diluée.

Les pompes à chlorures dans les branchies des poissons d’eau douce captent les sels minéraux dissous dans l’eau douce et les transfèrent à l’intérieur des poisson pour y maintenir un taux de salinité suffisant.

 

Les poissons de mer

La salinité de leurs corps est très inférieure à celle de l’eau de mer.
Par osmose, l’eau quitte leurs corps et entraîne une augmentation relative de leur salinité.

 

Pour compenser l’eau qu’ils perdent par osmose, ils boivent de grandes quantités et ils urinent le moins possible une urine très concentrée pour évacuer le plus de sels avec le moins d’eau possible.

Les pompes à chlorures dans les branchies des poissons de mer fonctionnent à l’inverse de celles du poisson d’eau douce : elles enlèvent le surplus de sels minéraux dans l’organisme du poisson de mer et le rejettent à l’extérieur.

On pourrait donc penser que, parce qu’ils ont des métabolismes très différents, poissons d’eau douce et poissons de mer constituent des groupes bien séparés et qu’un poisson d’eau douce ne pourrait pas vivre en mer, pas plus qu’un poisson de mer ne pourrait vivre en eau douce.
Notre poisson rouge, a priori, ne devrait donc pas pouvoir survivre dans de l’eau de mer.

Pourtant certaines espèces y parviennent et nous allons nous intéresser à deux types de poissons qui réussissent ce passage de l’eau douce à l’eau de mer et de l’eau de mer à l’eau douce lors de leurs migrations : les anguilles et les saumons.

Les anguilles

La famille des anguilles compte une petite vingtaine d’espèces. L’anguille la plus connue des plongeurs de nos régions est l’anguille commune aussi appelée anguille d’Europe. A l’âge adulte, ce poisson mesure de 40 cm à 150 cm de longueur et pèse jusqu’à 4 kg pour les femelles.

Deux anguilles communes photographiée dans la carrière de Dour

Deux anguilles communes photographiées en plongée de nuit dans la carrière de Dour
par Philippe Legrand

Bien que le phénomène ne soit pas entièrement connu avec certitude, les anguilles communes naissent en mer, en grande profondeur dans la Mer des Sargasses. Les larves profitent du Gulf Stream et finissent par gagner l’Europe, la Méditerranée ou l’Afrique du Nord. Un an ou deux après leur éclosion, les larves sont devenues des civelles translucides. Elles quittent la mer et remontent alors les fleuves et les rivières.

Devenues anguilles, elles vivent en moyenne une dizaine d’années dans l’eau douce et prennent alors une couleur jaunâtre ou argentée selon leur maturité.

La maturité sexuelle est acquise vers 9 ans chez les mâles et 12 ans chez les femelles. A ce moment, les anguilles ont accumulé de grandes réserves de graisse et elles entament une nouvelle migration qui les ramènera dans la Mer des Sargasses où elle se reproduiront au terme d’un long voyage sans retour.

Les anguilles d’Europe naissent donc dans l’eau de mer, migrent une première fois pour passer la plus grande partie de leur vie en eau douce puis migrent à nouveau pour se reproduire en eau de mer.

Le saumon atlantique

Saumon est un nom ambigu car il désigne, chez les francophones, neuf espèces de poissons de la famille des salmonidés : huit espèces classées dans le genre Oncorhynchus qui vivent dans le nord de l’océan Pacifique et son bassin versant et une espèce du genre Salmo, qui vit dans le nord de l’océan Atlantique et son bassin versant. C’est cette dernière espèce qui va surtout nous intéresser.

Deux saumons atlantiques adultes du genre Salmo

Des Salmo juvéniles. On les appelle des tacons

Les œufs de saumons sont pondus à l’automne dans une rivière bien oxygénée. Ils éclosent en avril. Après 2 ou 3 ans en rivière, les jeunes saumons qu’on appelle tacons à ce moment mesurent environ 15 cm et s’apprêtent à partir en mer. Après une crue printanière, ils dévalent la rivière et entreprennent leur migration vers la mer. Ce déplacement les mènera jusqu’au Groenland ou en Mer de Norvège.

Après 1 à 3 ans en mer, l’instinct des saumons les pousse à retourner vers leur rivière d’origine, où ils iront se reproduire. Les courants marins, des mécanismes obscurs (astres, champs magnétiques) et leur odorat les ramènent vers la rivière dans laquelle ils sont nés.

 

Dès leur entrée en rivière, les saumons atlantiques cessent de s’alimenter. Ils sont très affaiblis par ce jeûne et par les activités de reproduction. Après la fraie, ils se réfugient souvent au fond d’une fosse et ne dévalent la rivière qu’après les crues du printemps suivant. La majorité mourront, seuls quelques privilégiés parviendront à regagner la mer pour se régénérer et reviendront ensuite se reproduire à nouveau.

Les saumons atlantiques fonctionnent donc à l’inverse des anguilles : ils naissent dans l’eau douce, ils migrent une première fois pour passer la plus grande partie de leur vie en mer puis migrent à nouveau pour se reproduire en eau douce. 

Comment l’anguille et le saumon parviennent-ils à changer d’eau et à s’adapter à des milieux aussi différents que l’eau de mer et l’eau douce ?

Il n’existe pas, dans l’embouchure d’un fleuve, de limite nette entre l’eau de mer et l’eau douce. Quand l’eau douce des fleuves arrive dans la mer, ce n’est que progressivement qu’elle se mélange avec l’eau de mer dans les estuaires des fleuves.  

Le mélange entre l’eau douce et l’eau de mer ne se fait pas en un endroit précis et la salinité n’augmente que progressivement à travers l’estuaire fluvial, l’estuaire intermédiaire et l’estuaire marin enfin. 

Les anguilles communes et les saumons atlantiques vont utiliser les estuaires des fleuves comme des sas et vont y séjourner le temps nécessaire pour effectuer une métamorphose et modifier profondément leur métabolisme : 

  • Les poissons qui descendent les rivières et se dirigent vers la mer (les jeunes saumons et les anguilles en âge de se reproduire) boivent progressivement des quantités de plus en plus grandes. Ils urinent le moins possible une urine de plus en plus concentrée et ils inversent le fonctionnement de leurs pompes à chlorures pour qu’elles enlèvent le surplus de sels minéraux dans leur organisme et qu’elles le rejettent à l’extérieur ;
  •  les poissons qui viennent de la mer et se préparent à remonter vers les rivières (les jeunes anguilles et les saumons en âge de se reproduire) boivent de moins en moins. Ils urinent de plus en plus une urine très diluée et ils inversent le fonctionnement de leurs pompes à chlorures pour capter les sels minéraux dissous dans l’eau douce et les transférer dans leurs corps pour y maintenir un taux de salinité suffisant.

 

Ces métamorphoses des anguilles et des saumons s’effectuent progressivement et ces poissons restent dans l’estuaire le temps nécessaire à leur adaptation à leur nouveau milieu avant de poursuivre leurs migrations.

Mais toutes les espèces de poissons ne sont pas capables d’effectuer ces métamorphoses. Sur les 35.000 espèces de poissons connues, on estime que seules 350, soit 1 %, en sont capables.

On appelle anadromes les poissons comme le saumon qui, après avoir vécu en mer, remontent les fleuves pour s’y reproduire et notre poisson rouge n’en fait pas partie.

 

On appelle catadromes les poissons comme l’anguille qui, après avoir vécu en eau douce, rejoignent la mer pour s’y reproduire et notre poisson rouge n’en fait pas non plus partie.

Il ne peut donc jamais être question de mettre de l’eau de mer ou du sel dans le bocal de notre poisson rouge ! Comme 99 % des poissons, il est incapable d’effectuer les métamorphoses qui lui permettraient de passer progressivement de l’eau douce à l’eau de mer. Génétiquement programmé pour vivre dans de l’eau douce, il ne survivrait pas dans l’eau salée ! Laissons-le donc dans son eau bien douce, la plus propre et la plus saine possible.